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Objectif
Cinéma : En
voyant le film, j'ai pensé à Adorno qui se demandait
s'il était encore possible de créer après
l'Holocauste. Le film répond un peu à cette
question, par l'intermédiaire du personnage du cinéaste,
et en évoquant le thème de la transmission.
Arsinée Khanjian :
Il est très important de se demander s'il est encore
possible de faire de l'art après un tel traumatisme.
Les deux générations d'Arméniens survivants
ont eu très peu de possibilités d'expression
artistique et je crois qu'on ne peut passer au deuil si on
ne peut pas s'exprimer. Il y a eu des cas individuels, mais
il n'y a pas vraiment eu d'activité collective. Dans
le cas du génocide arménien, le non-dit est
resté pendant 85 ans. Dans son livre "Survivance",
Janine Altounian a une approche psychanalytique du génocide
arménien et parle de la troisième génération
pouvant passer du non-dit à l'effort de dire, d'emprunter
le langage de l'autre, de le comprendre enfin, et de commencer
à "fantasmer". Dans le silence, on ne peut pas fantasmer
sur soi-même. La troisième génération
a réussi à trouver le langage de l'autre, nécessaire
pour le regard sur soi-même, se servant justement de
cette structure de fantasme emprunté pour pouvoir parler
de soi et donc créer. Auparavant, dans la diaspora
arménienne, on ne pouvait pas parler, et l'on ne savait
pas du tout comment créer par rapport à soi-même
une structure de survie.
Je fais partie de cette génération de survivants
et je m'identifie en tant que tel. Je suis partie du Liban,
pour aller chercher autrement mon identité arménienne
au Canada, et j'ai dû apprendre à m'interroger
à nouveau et de façon très différente
par rapport à ma propre identité. Le personnage
d'Ani que j'interprète dans Ararat est à
l'image de ce que j'ai dû comprendre : qu'il y avait
à priori une histoire qui m'appartenait et que j'avais
envie de mieux connaître, de connaître au-delà
des émotions. J'avais envie de comprendre le "pourquoi
?" dans la Recherche. Il y a eu très peu de travail
universitaire sur le génocide arménien, et en
me retrouvant en Amérique du Nord, j'ai pu chercher,
trouver et en passant par les travaux faits sur l'Holocauste,
j'ai même commencé à savoir comment poser
les questions et pourquoi les poser.
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Objectif Cinéma :
Vous avez grandi à Beyrouth
avant d'arriver au Canada. Comment avez-vous pris conscience
du passé, du génocide ? Qui vous a transmis
cette mémoire meurtrie ?
Arsinée Khanjian :
J'ai quitté le Liban à l'âge de 17 ans,
j'étais à l'école arménienne,
on ne parlait que l'arménien chez nous, mes grands
parents avaient survécu au génocide, ils étaient
arrivés au Liban, où ils avaient obtenu la nationalité.
Cela faisait partie de ma vie familiale. Mes grands parents
m'ont raconté les choses, ce n'était pas le
cas de tout le monde. Certains ne pouvaient pas en parler
car ils ne voulaient pas récréer par les mots
des choses qu'ils avaient vues. C'était pour protéger
les enfants, comme si le fait même de raconter pouvait
répéter la douleur. Mes grands parents, du côté
paternel surtout, trouvaient important de transmettre cela.
Ma mère aussi, née au Liban, a été
une présence très forte dans cette quête
de l'identité. Je crois qu'elle l'a présenté
à deux niveaux très spécifiques : à
priori, il fallait transmettre la langue et l'histoire, mais
elle croyait aussi beaucoup à l'éducation, surtout
dans le contexte du Moyen-Orient où l'éducation
pour les filles était quand même "limitée".
Pour elle, l'éducation était vraiment une devise
pour pouvoir sortir cette injustice de son état. Mon
parcours de comédienne a été très
particulier, j'ai fait des études de théâtre,
mais je n'ai pas tout de suite suivi cette carrière
parce que j'avais d'autres attentes : c'est pour cela que
j'ai fait aussi une maîtrise en sciences politiques.
Atom a eu un parcours et des références différentes
parce qu'il n'a pas eu du tout la même éducation
que moi : la langue n'était pas parlée chez
eux, il n'y avait pas de contexte arménien; il était
au courant des faits du génocide parce que ses parents
lui en avaient parlé, mais il n'a pas eu de "conditionnement".
Pour lui, ce fut une quête personnelle à partir
de 18 ans, il s'est retrouvé seul à Toronto,
a rencontré des Arméniens à l'université
qui étaient plus engagés politiquement. Il a
éprouvé alors une curiosité tardive,
mais dans mon cas ce n'était pas une question de curiosité,
c'était MA réalité. Quand on s'est rencontrés,
autant la fascination qu'on avait l'un pour l'autre existait
sur plusieurs plans, autant le fait qu'on soit tous les deux
Arméniens était vraiment très surprenant
: c'était pour moi la grande surprise de rencontrer
un Arménien qui pouvait s'identifier par la recherche
artistique, et je crois que pour lui, c'était justement
de rencontrer quelqu'un qui avait pour bagage culturel celui
d'être "naturellement" arménien. Pour moi, ce
n'était pas une question de double identité,
j'étais arménienne, j'étais aussi libanaise,
je suis ensuite devenue canadienne et il n'y a pas eu de contradictions
en moi : cela faisait partie de mon expérience "diasporique".
C'était comme ça, je ne me posais pas de questions.
Mais pour lui c'était fascinant. On se croisait sur
certains points, mais il y avait tant de différences
que pour arriver jusqu'à Ararat, il y a eu de
nombreuses discussions et de découvertes l'un pour
l'autre.
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