Objectif Cinéma
: L’Etrange Festival projette
des copies parfois uniques. C’est l’un de vos "chevaux de
bataille", la préservation et la restauration des copies,
avec cette année un changement : la réalisation
d’un retirage de copie pour l’un des films de Masaru Konuma.
Quelle est la situation actuelle en matière de plan
de sauvegarde ?
Gilles Boulenger
: Les plans de sauvegarde fonctionnent essentiellement par
rapport à des cinéastes beaucoup plus " institués
", ce qui est tout à fait logique. Mais pour tout un
pan du cinéma, et en particulier celui que nous présentons,
il n’y a aucune action dans le sens d’une conservation, y
compris dans leur pays d’origine. La conservation est un peu
une marotte française, qui se pratique aussi au Japon
; mais pour beaucoup de pays, la conservation n’existe pas
: les films sont là pour exister à leur sortie,
et pas après. Et il est assez curieux d’imaginer que,
lorsque j’ai fait des recherches en Italie pour trouver de
meilleures copies des films italiens que nous avons présentés
cette année, il n’y en avait pas, y compris dans les
cinémathèques. Il y a une véritable limitation.
Lorsqu’on cherche par exemple une copie du Grand Silence,
il n’y en a, jusqu’à preuve du contraire, que deux
ou trois au monde : une à Berlin - puisque le film
y a été remonté récemment avec
sa double fin - et une en France, de meilleure qualité
que celle qui se trouve à la cinémathèque
de Turin. Et le problème aujourd’hui c’est que la seule
chose qui existe pratiquement, c’est la restauration d’une
copie en vue d’une édition DVD. Dans certain cas c’est
la procédure, mais dans d’autre cas non, parce qu’il
n’est plus obligatoire d’en passer par une copie film positif
pour éditer un DVD . Donc, c’est le support en lui-même
qui tend à disparaître.
À terme, la capacité, ou non, d’un festival
à financer le propre tirage de ses copies, comme on
l’a fait pour le Konuma, et d’avoir la capacité d’investir
sur un terrain nécessairement à perte – puisqu’il
n’y a pour nous aucun moyen de rentabiliser une copie sachant
qu’on est un festival francophone, et qu’il n’y a pas d’uniformisation
des procédés de sous-titrages - constituera
une différenciation économique extrêmement
forte. Par contre, aujourd’hui, une copie tirée en
anglais peut circuler dans le monde, mais pas forcément
en France, à l’exception peut-être de l’Etrange
Festival, qui est quasi-anglophone. Donc si on veut voir les
films autrement que dans des copies magenta, il faudra tirer
des copies. Mais pour qu’il y ait rentabilité, on se
situera toujours à un moment ou à un autre,
face à la barrière économique. Et cette
barrière est réelle, dramatique. C’est pour
cela qu’à chaque projection, nous répétons
: " regardez bien les films qui sont là,
parce que dans deux ans, la copie n’existera peut-être
plus ".
Objectif Cinéma
: Pour terminer, pourrais-je
vous demander comment vous définiriez la cinéphilie
?
(silence)
Gilles Boulenger
: La cinéphilie, avant tout, c’est un acte de curiosité
: ce n’est pas s’engouffrer des films à tire-larigot,
pour ensuite cocher une case de plus sur la liste des films
vus ou pas vus. Il n’y a pas " d’intérêt "
dans la cinéphilie ; elle doit être dirigée
par un œil directeur, mais tout cela reste extrêmement
subjectif. Si ça tourne au maladif, ça devient
de l’obsession. L’obsession, c’est bien, mais alors il vaut
mieux réaliser des films, c’est plus intéressant.
Frédéric Temps
: Je dirais la même chose, mais en y mettant des exemples
: et ça risquerait d’en blesser certains.