POUR UNE HISTOIRE DE
L’OEIL
" Elle voulait se branler dans cette armoire et suppliait
qu’on la laissât seule "
" Histoire de l’œil " Georges Bataille,
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Mais plus qu’une volonté
d’éducation populaire (revanche sociale du cinéaste
issu d’un milieu modeste) ses films font le récit d’une
éducation de l’œil. Et la première séquence
qui ouvre le film Choses Secrètes condense en
sa chair de pellicule argentique toute l’Histoire du cinéma
(et donc fatalement de la sexualité) de notre temps.
Comme le meurtre, le sexe fut l’absolu du cinéma, dès
son origine ; et où l’œil exacerbé par ces deux
contrées interdites par la Loi, n’a eu de cesse de
vouloir s’ouvrir plus encore. Pour chaque cinéaste,
l’enjeu est de rendre captif son spectateur à chaque
fois et comme si c’était la première fois.
Cette incandescence de la virginité de la vision ne
cesse de relancer la question de la représentation.
Trivialité d’un réalisme qui fait les délices
mornes du tout porno ou esthétisme de la rupture et
du choc avec le suspens comme véritable excitation
scopique ? Ceci est une pipe nous a apprit Magritte (2). Mais
comment rendre à chaque vision la sensation de la première
fois ? Changer de pipe à chaque fois ? Reprendre les
mêmes et on recommence ? Mais un corps qui baise et
/ ou (?) qui tue, comment cela se fait-il ? Et qu’est ce que
c’est ? Avec le meurtre, Alfred Hitchcock a comme pornographié
chaque instance du regard du spectateur. Toujours au bord
de vouloir, jusqu’en dans ses peaux, aider le meurtrier de
Ray Milland à enserrer ses mains, comme lui, autour
du cou diaphane de son épouse Grace Kelly (3), voire
anticiper ses gestes parce que c’est si bon de le faire. Désirer
s’approcher plus près encore de la jeune fille qui
danse sur le balcon, en face du reporter James Steward (4),
coincé à tout point de vue sur sa chaise, faire
ce que lui ne peut accomplir, impuissante masculinité.
Or Jean-Claude Brisseau a inversé le miroir hitchcockien
: le corps féminin nu est une arme, un feu qui embrase
tout sur son passage et s’avance irrévocable vers un
aboutissement que l’on attend, espère et sait terrible.
Cette attente de la scène finale - suspendus que nous
sommes à chaque mouvement des corps des deux jeunes
femmes, est à chaque nouvelle séquence scandée
pour être repoussée plus loin encore. Mais jusqu’où
vont-elles aller se demande-t-on ? Jusqu’à la
toute dernière scène, au dernier plan, nous
sommes absolument incertains de ce qu’il va se passer. Et
cette incroyable suspension de notre attention s’élabore
dès le premier plan du film. C’est un choc et une épreuve.
Un voyage où il faut passer des chemins, des lieux,
des états du corps pour atteindre un au-delà
du réel. Une traversée immense de ce qui fonde
le cinéma et in fine notre rapport au monde : l’illusion
vraie du faux-semblant comme accès esthétique
à la vérité. Le rêve de l’humanité
d’atteindre la réalité par le symbolique. Par
l’amour fou (5). La Passion. Où comment on ne cesse
de jouer à faire semblant pour apprendre à être.
Et ce " faire semblant " emmène le cinéaste
parfois jusqu’aux limites du risible (6), là même
où certains cinéastes, par prudence et respect
au réalisme de bon aloi, ne franchissent guère.
Le suspense ne se situe plus du côté de la mort
annoncée (à vos trousses) mais de tous les possibles
du corps féminin (à trousser). Cette érotisation
de tous le corps du film s’élabore dès le premier
plan inaugural.
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Un corps de femme,
nue, fine, allongé, doré, de rouge tissus embrasant
la scène privée. Le tic tac du temps que l’on
perçoit distinctement. Un voile noir, une figure sombre
avec un corbeau, que l’on ne distingue pas de prime abord,
tout entiers captifs dociles et hallucinés de ce tableau.
Musique de Bach incongrue, en rupture avec la scène
érotique ; où les chœurs soufflent une dimension
tragique. Mais où sommes-nous ? Le corps bouge, nous
sortons du monde de la peinture (Manet et son Olympe, Ingres
et ses orientales) pour entrer dans le drame. Elle se déhanche
avec violence, s’avance et se branle tout aussi frénétiquement
devant nos yeux. La caméra suit sa marche ; elle s’allonge,
se cambre et se masturbe. Travelling latéral de gauche
à droite qui ouvre le champ, nous ne sommes pas seuls
; le cadre révèle un public adulte assis autour
de tables qui regarde le spectacle de cette femme nue en émoi.
Le chœur " bachien " s’effondre, remplacé
par une autre musique de percussion. La jeune femme rythmait
ses déhanchements sur cette musique diégétique,
commune à ce public qui a payé pour ce show
érotique. La caméra continue son déplacement
panoramique jusqu'à fixer son cadre sur l’autre héroïne
du film, une jeune fille derrière le bar qui a regardé
comme nous la représentation. En voix off, nous avons
accès à ses pensées intimes, où
elle avoue son trouble et son admiration devant cette jeune
femme qui se caresse ainsi devant tout le monde. Elle désire
avoir le monde (les hommes…) à ses pieds.
De cette scène inaugurale, le film durant près
de deux heures, va déployer tous les thèmes
et formes ici annoncées. Où sans cesse le spectateur
sera progressivement emmené sur un chemin avec des
bifurcations brutales. Trois enjeux : la représentation,
le sexe, le pouvoir. Où comment à chaque moment
nous, spectateurs, devons-nous demander à chaque fois
: " qui domine qui ", " qui baise l’autre ",
" qui jouit ou simule". Sans répit.
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