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POUR UNE HISTOIRE DE L’OEIL

" Elle voulait se branler dans cette armoire et suppliait qu’on la laissât seule "
" Histoire de l’œil " Georges Bataille, page 19

Choses secrètes (c) D.R.

Mais plus qu’une volonté d’éducation populaire (revanche sociale du cinéaste issu d’un milieu modeste) ses films font le récit d’une éducation de l’œil. Et la première séquence qui ouvre le film Choses Secrètes condense en sa chair de pellicule argentique toute l’Histoire du cinéma (et donc fatalement de la sexualité) de notre temps. Comme le meurtre, le sexe fut l’absolu du cinéma, dès son origine ; et où l’œil exacerbé par ces deux contrées interdites par la Loi, n’a eu de cesse de vouloir s’ouvrir plus encore. Pour chaque cinéaste, l’enjeu est de rendre captif son spectateur à chaque fois et comme si c’était la première fois. Cette incandescence de la virginité de la vision ne cesse de relancer la question de la représentation. Trivialité d’un réalisme qui fait les délices mornes du tout porno ou esthétisme de la rupture et du choc avec le suspens comme véritable excitation scopique ? Ceci est une pipe nous a apprit Magritte (2). Mais comment rendre à chaque vision la sensation de la première fois ? Changer de pipe à chaque fois ? Reprendre les mêmes et on recommence ? Mais un corps qui baise et / ou (?) qui tue, comment cela se fait-il ? Et qu’est ce que c’est ? Avec le meurtre, Alfred Hitchcock a comme pornographié chaque instance du regard du spectateur. Toujours au bord de vouloir, jusqu’en dans ses peaux, aider le meurtrier de Ray Milland à enserrer ses mains, comme lui, autour du cou diaphane de son épouse Grace Kelly (3), voire anticiper ses gestes parce que c’est si bon de le faire. Désirer s’approcher plus près encore de la jeune fille qui danse sur le balcon, en face du reporter James Steward (4), coincé à tout point de vue sur sa chaise, faire ce que lui ne peut accomplir, impuissante masculinité.

Or Jean-Claude Brisseau a inversé le miroir hitchcockien : le corps féminin nu est une arme, un feu qui embrase tout sur son passage et s’avance irrévocable vers un aboutissement que l’on attend, espère et sait terrible. Cette attente de la scène finale - suspendus que nous sommes à chaque mouvement des corps des deux jeunes femmes, est à chaque nouvelle séquence scandée pour être repoussée plus loin encore. Mais jusqu’où vont-elles aller se demande-t-on ?  Jusqu’à la toute dernière scène, au dernier plan, nous sommes absolument incertains de ce qu’il va se passer. Et cette incroyable suspension de notre attention s’élabore dès le premier plan du film. C’est un choc et une épreuve. Un voyage où il faut passer des chemins, des lieux, des états du corps pour atteindre un au-delà du réel. Une traversée immense de ce qui fonde le cinéma et in fine notre rapport au monde : l’illusion vraie du faux-semblant comme accès esthétique à la vérité. Le rêve de l’humanité d’atteindre la réalité par le symbolique. Par l’amour fou (5). La Passion. Où comment on ne cesse de jouer à faire semblant pour apprendre à être. Et ce " faire semblant " emmène le cinéaste parfois jusqu’aux limites du risible (6), là même où certains cinéastes, par prudence et respect au réalisme de bon aloi, ne franchissent guère. Le suspense ne se situe plus du côté de la mort annoncée (à vos trousses) mais de tous les possibles du corps féminin (à trousser). Cette érotisation de tous le corps du film s’élabore dès le premier plan inaugural.

  Choses secrètes (c) D.R.

Un corps de femme, nue, fine, allongé, doré, de rouge tissus embrasant la scène privée. Le tic tac du temps que l’on perçoit distinctement. Un voile noir, une figure sombre avec un corbeau, que l’on ne distingue pas de prime abord, tout entiers captifs dociles et hallucinés de ce tableau. Musique de Bach incongrue, en rupture avec la scène érotique ; où les chœurs soufflent une dimension tragique. Mais où sommes-nous ? Le corps bouge, nous sortons du monde de la peinture (Manet et son Olympe, Ingres et ses orientales) pour entrer dans le drame. Elle se déhanche avec violence, s’avance et se branle tout aussi frénétiquement devant nos yeux. La caméra suit sa marche ; elle s’allonge, se cambre et se masturbe. Travelling latéral de gauche à droite qui ouvre le champ, nous ne sommes pas seuls ; le cadre révèle un public adulte assis autour de tables qui regarde le spectacle de cette femme nue en émoi. Le chœur " bachien " s’effondre, remplacé par une autre musique de percussion. La jeune femme rythmait ses déhanchements sur cette musique diégétique, commune à ce public qui a payé pour ce show érotique.  La caméra continue son déplacement panoramique jusqu'à fixer son cadre sur l’autre héroïne du film, une jeune fille derrière le bar qui a regardé comme nous la représentation. En voix off, nous avons accès à ses pensées intimes, où elle avoue son trouble et son admiration devant cette jeune femme qui se caresse ainsi devant tout le monde. Elle désire avoir le monde (les hommes…) à ses pieds.

De cette scène inaugurale, le film durant près de deux heures, va déployer tous les thèmes et formes ici annoncées. Où sans cesse le spectateur sera progressivement emmené sur un chemin avec des bifurcations brutales. Trois enjeux : la représentation, le sexe, le pouvoir. Où comment à chaque moment nous, spectateurs, devons-nous demander à chaque fois : " qui domine qui ", " qui baise l’autre ", " qui jouit ou simule". Sans répit.