Objectif Cinéma :
En voyant Vert Paradis,
on ne peut pas ne pas penser au Bal des célibataires.
Pourquoi, pour votre premier long métrage, prendre une référence
aussi forte et aussi personnelle ?
Emmanuel Bourdieu :
Je travaille sur ce scénario, depuis à peu près dix ans, et
avec Denis (Podalydès), on a travaillé aussi ensemble sur
La misère du monde. J’y interviewais un videur de boîte,
un ami que je connaissais très bien à l’époque et Denis s'occupait
de l’entretien d’une actrice au chômage. On avait également
rédigé les chapeaux d’introduction des entretiens. Nous participions
aussi à la coordination du livre en tant que secrétaires de
rédaction. Mon père avait l’idée des pages intercalées sur
lesquelles se retrouvaient citations d’auteurs et d’interviewés.
Par exemple, les paroles d’une prof se mélangeaient à des
citations de Flaubert ou Wittgenstein… Avec Denis, nous étions
chargés de repérer ces phrases-là. Et il y avait beaucoup
de paroles avec une surprenante qualité littéraire, et qui
sonnaient bien à côté de Flaubert, même si cela n’avait rien
d’équivalent. Dans les interviews des gens du Sud-Ouest,
cette qualité était déjà présente. Je pense notamment à l’entretien
de ces vieux paysans qui déploraient le fait que les jeunes
s’en allaient et démissionnaient tous. Cet entretien m’avait
touché par son caractère dramatique et très romanesque. De
mon côté, je suis allé fouiller dans les articles de mon père
sur le Béarn (à l’époque, ils n’étaient pas publiés). Le premier
article était truffé d’interviews que mon père avait menées
dans les années soixante. J’y ai retrouvé un certain esprit :
en plus des situations analogues à celle de Simon, il y avait
en particulier le cas d’un homme qui disait que la femme qu’il
aimait était justement partie parce qu’il avait hésité et
trop écouté sa mère. Le type disait à la fin : « J’ai
perdu le goût de danser ». J’aimais là aussi, son
côté très romanesque : s’il n’avait pas cette femme,
il renonçait à toutes les autres. C’était rattaché à des descriptions
de bal, à de grands bouleversements de sentiments. Je trouvais
intéressant de faire un film sur le même paysan, à partir
de ce point de vue très romanesque.
Objectif Cinéma
: Restons sur le romanesque :
il m’a semblé que Vert Paradis - mais peut-être est-ce
excessif ? - pouvait être vu comme Le bal des célibataires
romancé…
Emmanuel Bourdieu
: L’élément qui intervient, c’est le sociologue. L’interview
sert de canevas d’intrigue et de principe de construction.
A un moment donné, j’avais songé à ne faire du film qu’une
succession d’interviews : le magnétophone comme personnage
de l’histoire, des gens qui répondaient à Lucas et l’intrigue
se faisant à travers les interviews (en un sens, c’est encore
vrai maintenant : l’interview, pour moi, avec le magnétophone
sont le moteur d’une certaine intrigue. C’est la cassette
qui tend tout le suspens). Pour le personnage, j’ai d’abord
pensé à un journaliste, à un inspecteur de police (il y a
une version presque policière de l’histoire), à un prof qui
aurait fait une toute autre recherche, avec des questionnaires
IFOP… Bref, j’ai varié de toutes les manières et, finalement,
j’ai retenu la situation d’enquêteur que j’avais connue avec
Denis dans La misère du monde.
Mais c’est vrai que la position de Lucas au début du film
est une position très proche de celle de mon père quand il
a fait Le bal des célibataires. Ça m’a fait beaucoup
hésiter, mais j’ai assumé ce départ parce que la situation
m’intéressait. Après, c’est de la fiction pure et simple.
Cette histoire n’est arrivée ni à mon père, ni à Denis ou
à moi, dans notre travail d’enquêteur. Le personnage de Lucas,
est très éloigné de la personnalité de mon père comme de celle
de Denis.