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Dodes'Kaden (c) D.R.

Il choisit pour la première fois de sa vie d’utiliser la couleur. Elle est un outil, au sens où il en dispose comme d’un instrument au service d’une tâche laborieuse – le cinéma ; ce par quoi une chose se crée, nouvellement et innocemment. Non pas l’innocence crasse du gamin made in USA estampillée Spielberg, mais celle du gosse de la rue, du clochard, du fou, du déshérité ; à savoir de ceux qui savent leur mort et ils sont assez généreux (et cela fait nous fait mal cette humilité des gens d’en bas…) pour nous offrir leurs espérances de mots. De tous les maux transcendés par les éclaboussures de couleurs, toutes borderline. Regarder pour la première fois de sa vie Dodes’ kaden est un choc. De nos jours, cela devient rare de vivre cela en cinéma. Cet ébranlement de soi qui fait se déplacer, parfois, des certitudes et des habitudes vissées par le règne du télévisuel.

C’est une bute, une colline, un espace ouvert au ciel, une île, un ailleurs. C’est un bidon-ville, une arrière-cour boueuse et crottée, un coin perdu, un jardin d’enfer, un non-lieu, un espace immensément fini, c’est toute la misère du monde. Un cercle suspendu entre le ciel enflammé et l’eau miroitante du baquet désolé où l’enfant-tram dosdéskadène en ligne de fuite, droit devant, inflexible dans la moindre gestuelle du conducteur de train. Mais cet enfant (qui n’est plus, il a le corps d’un presque homme) est fou. Il fait semblant ou quoi ? Que fait-il ? Il est sorti de sa maison, un carré de toile et de verres où tous les murs sont envahis de dessins enfantins colorés de trains ; laissant sa mère scander une prière incantatoire, agenouillée devant l’autel. Il ne lui reste que cette stridence de la voix répétitive comme arme contre la folie de son fils.

  Dodes'Kaden (c) D.R.
Arrivé au milieu d’un tas de ferrailles, il retrouve son aire. Le jeu peut commencer. De son regard myope aux paupières mi-closes, il hume de ses oreilles l’air, le sourire béat aux lèvres. Il écoute. Il semble appeler par la seule et terrifiante force de son désir l'encouragement du train, ce chuintement reconnaissable. La réponse admirable du cinéma advient. Rassuré, il peut manœuvrer. Que font ces mains qui gesticulent dans le vide ? Appliqué, tout à sa tâche, à son rituel - car on devine à la concentration du personnage qu’il s’agit bien d’un rendez-vous sacré - où le plan rapproché sur son pied actionnant une invisible pédale atteste de sa rigoureuse connaissance de l’acte. Et il s’élance, s’ébranle et s’ébroue en une machine ridicule, se faisant caillasser par les jeunes écoliers de l’autre côte de la rive (enfants sages en culottes courtes). Où est le train ? Il est le train. La caméra aussi s’ébranle et lui montre le chemin en un travelling où la morale s’effectue. Elle ne reste pas sur le côté, au bord du mépris amusé, elle est à ses côtés, lui ouvrant le champ de tous les possibles parcours et bifurcations, sans dérailler. Horloger du temps par sa scansion harmonique, il est la Locomotive, le leitmotiv obtus du film faisant le lien de tous les récits de vie du bidonville. Moteur et action du récit filmique, il est le continuum burlesque essentiel. Ce jeune illuminé détient la grâce, jusqu’à la folie de nous faire voir et croire en l’indicible. Mais à quel prix…

Le prix de toutes ses vies sans noms propres où tout un chacun est désigné selon son caractère et son type. Il y a l’homme aux tics habillé comme un notaire, le policier et le voyou hâbleur semblant sorti des bas-fonds new-yorkais de West Side Story de Robert Wise (1961), la jeune fille, le vieillard, le sage, le médecin, le père de famille, le mari, le jeune amoureux, l’aveugle, le mendiant et son fils. Ces deux personnages focalisent et cristallisent toutes les misères de la vie. Ils sont pires que Charlot et le Kid car encore plus misérables, ils n’ont même pas de maison ni de toits sur lesquels ils pourraient s’envoler. Leurs ventres sonnent creux, ils n’ont plus la force de courir, seulement celle de rêver aux étoiles et constater que les Européens sont plus entreprenants car leurs maisons sont faites d’acier et de béton. C’est le jeune gosse qui part chercher pitance, ramassant en silence les restes des gamelles issus des cuisines des gens de la ville. Au ras du sol ; du haut de ses gambettes en guenilles, on dirait un chien. Le père rêve et l’enfant quête. Le petit homme prend soin de l’adulte, tel le Kid préparant le repas (des crêpes) alors que son père Charlot lit et fume paisiblement indolent.