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Gilles Deleuze (c) D.R.

Le carcan thématique réfléchit et proposé par Claire Parnet n’est bien sûr qu’un prétexte à des digressions plus ou moins importantes, la possibilité pour Deleuze de laisser divaguer son imagination, et de donner à cet Abécédaire qui pouvait sembler rébarbatif un ton souvent léger, et l’on apprend que Deleuze déteste les chiens. Mais cette légèreté permet également d’aborder des thèmes fondamentaux de la philosophie, et l’orateur délivre quelques belles phrases : « la philosophie est l’art du portrait », « penser, c’est être à l’écoute de la vie ».

Si cet Abécédaire, et plus largement Deleuze et son œuvre, sont si importants pour les cinéphiles que nous sommes, c’est parce que le cinéma n’est jamais bien loin dans la réflexion du philosophe. Comme nous, il aime Minelli et les rêves dans lesquels il nous prend. Son Image-temps et son Image-mouvement apparaissent soudain très clairs alors qu’ils ont la réputation d’être ardus et difficile d’accès. Les écrits de Deleuze les plus accessibles semblent bien être ceux sur le cinéma, en regard de ce que disent les apprentis philosophes et littérateurs, pour qui Deleuze est un objet qui fait presque peur, en tous cas fatigant. Ce que l’on comprend à moitié lorsque, arrivé à la lettre K comme Kant, celui-ci expose les théories d’un autre philosophe qu’il a longuement étudié une demi-heure durant.

SI le passage d’une lettre à une autre, et donc d’un thème à un autre, s’effectue sans transition, et qu’il n’existe pas de réelle progression dans la pensée comme dans le discours, L’Abécédaire forme un tout bouclé sur lui-même. Souvent, Deleuze revient sur des notions déjà abordées, nous prouvant encore une fois que tout est dans tout, et que le dernier est en fait le premier (à moins que le premier ne soit le dernier ?), comme peut l’être le verre d’un alcoolique.

  Gilles Deleuze (c) D.R.

L’Abécédaire, jugé souvent austère et sérieux, semble amuser celui qui sait être déjà mort au moment où on le découvre sur l’écran. Il se prête au filmage tout en faisant mine de l’ignorer, ou en tout cas de ne pas se plier à une certaine tyrannie de la caméra. On se fait piéger par le soi-disant naturel de celui qui sait que ces images lui survivront, le représenteront après que son corps ait disparu tandis que ces écrits seront toujours vivants. Alors quelle image Claire Parnet et lui-même ont-ils voulus donner ? Celle de celui pour qui « Ecrire c’est propre, parler c’est sale » au moment même où sa pensée est oralisée. Dans L’Abécédaire, la parole dite est aussi problématique qu’elle est constituante du dispositif : toutes les dix minutes, le penseur en action est interrompu de force car il faut changer de bobine. Cette contrainte technique devient un véritable élément de mise en scène, et profère au film et à son sujet une aura particulière : d’abord la frustration de voir une pensée coupée en plein élan, et qui ne pourra plus jamais être dite de la même façon, puisque improvisée et unique, et puis une étrange sensation lorsque l’image disparaît dans un voile blanc et que reste le son et la pensée qu’on ne peut décemment pas couper. La voix plane alors que le corps est déjà parti.