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Derrière la porte, on insiste lourdement !… Ca frappe ! Ca cogne sec ! Ca n’arrête plus ! Oui, j’arrive ! Ca y est ! J’ouvre la porte !

L’homme qui s’est rageusement usé la main en frappant tout ce long moment sur le bois humide de ma porte d’entrée, est grave, ravagé par une odeur de souffre, comme s’il venait de se faire piétiner toute la nuit par une locomotive à vapeur. Serré dans un uniforme ridicule qui n’aurait rien à envier à celui de l’imbécile, plus communément nommé gendarme, qui surveille le quartier, l’homme m’interroge :

" Bonjour ! Nous avons un problème avec vous, monsieur !

- Ah… oui ?

- Nous voyons que depuis le 29 décembre 1895, vous n’avez rien à déclarer : ni port d’attache, ni famille passée et à venir, ni enfants bien élevés, ni de payes durement gagnées, ni de soirées bien grises où l’alcool vous perce le corps en toute légalité, ni d’objets purement républicains… à manipuler souvent pour le bon sens de l’économie ! Est-ce possible ? Nous vous avons trouvé par hasard, en relevant les locataires mauvais payeurs !

- Enfin voilà… si, j’ai bien une chose à déclarer… qui ne se déclare pas, du reste d’ailleurs, un quelque " chose " qui est tout pour moi ! Je passe ma vie derrière le cinématographe et donc devant l’écran. Alors, forcément, le réel vous savez… c’est pas le cinématographe ! Et moi, j’ai rien à voir avec l’existence réelle !

J’étais le seul, le premier qui adhéra au cinématographe sans me poser de questions ; et je rendis au monde corrompu et hostile mon existence réelle ; et ça me cause des problèmes maintenant, mais je dois me battre, opiniâtrement !

" Du cinématographe ? Pourquoi faire ? me demanda l’ogre, devenant vraiment sévère et bientôt violent. 

Je n’ai pas bien compris ce " Pourquoi faire " ! A vrai dire, je ne me suis jamais posé cette question. Comme je ne m’en posais plus, d’ailleurs, depuis ce jour du 28 décembre, au soir. Vous verrez...

" Ecoutez, c’est ma vie… c’est comme ça… le cinématographe… moi !… Moi… le cinématographe… le cinématographe et Moi ! Voilà ! Vous comprenez ? Pourquoi faire ? Alors, là, pas du tout… pas du tout pour faire ! Je vous demande moi pourquoi vous attachez tellement d’importance à cet interrogatoire, cette déclaration d’ " Identité " ? Ce qu’elle vous ronge, cette obsession !

C’est que l’homme, l’ogre, la brute cellophanée dans son veston trop court, se met à me hurler dessus :

" Mais vous ne comprenez pas ! C’est de votre identité qu’il s’agit ! Si vous ne déclarez rien, on ne peut pas vous donner une " Identité "… On ne peut pas vous offrir une " Liberté ", un " Sexe ", une " Sexualité " bien sûr ! Vous ne pouvez pas " tromper " votre femelle ! On ne peut pas approuver vos " manières " ! Ou les réprouver, le cas échéant ! On ne peut rien pour vous ! Jeune inconscient ! Ah, et vous me parlez du cinématographe ! Parfois, quand je n’ai plus de cette chaude gniole chez moi pour m’arracher les veines, ou quand ma femme a oublié d’acheter le lard, j’y vais au cinématographe… Ah, ça ne remplace pas un bon bain chaud, et ça ne me libère pas de bonne crasse qui me tourne autour tout au long de ma journée d’effort, mais le cinématographe, ce spectacle " sauvage ", ce divertissement forain pour peuples primitifs qui sent le fumier à plein nez, cette " bâtarde " dénudée qui refuse l’Autorité, cette insuffisance cardiaque, ça me fait dormir et puis alors, ça me fait perdre l’envie de frapper Yvonne, ma femme ! C’est ça le cinématographe ! Ca n’ira pas loin ! Et aux assises, il passera pas le premier tour ! Je peux vous l’assurer, jeune idiot. Et vous n’avez pas besoin de me croire ! Ecoutez ma voix plutôt ! Et acceptez l’évidence ! Rendez-vous !

Mon sang bouillit. Je ne tenais plus. Il pouvait le tuer le cinématographe, cet homme puant. Et plus, il pouvait m’y arracher, et, au bout du compte, m’identifier !

  (c) Jonathan Carriere

" Alors, vous n’avez jamais rien vu sur un écran, en entier ? L’arroseur arrosé qu’on vu les Lumière ? Le Train de La Ciotat ? Tellement de bonheur ! Vous n’avez rien vu jusqu’au bout ?… La lampe judicieuse qui s’empare du " réflexe des miroirs " Eh bien, tant mieux ! Gratte-papier !

Je ne sais plus si je lui ai d’abord arraché la langue avant les yeux, mais, ce dont je suis sûr, c’est qu’il a bien terminé sa course en bas des escaliers. Et après mon intervention, écroulé sur le sol, tellement amoché, il buvait sa bave !