Malgré ça, et à mon corps défendant,
ce film me hanta des semaines durant. Sans doute à cause de
cette tenace impression de réalité qui engluait la trajectoire
de ses gangsters sans charisme, ce désespoir qui suintait d’on
ne sait où : peut-être de ces personnages médiocres jouant
aux durs, jouant aux « professionnels », mais incapables
de tenir la ligne de conduite du parfait braqueur si papa leur
boss n'était pas derrière eux à les abreuver d'injures; attentifs
à allumer leur cigarette avec classe, mais crevant de peur de
s’être fait trahi ; soupçonneux comme des roquets affamés,
mais condamnés à s'étreindre comme des enfants terrifiés à l'idée
d'être seuls. En plus, Mr. White, joué par un certain Harvey
Keitel, et donné comme le protagoniste principal, en tout cas
un héros potentiel, n’était même pas capable de jouer correctement
avec son briquet Zippo. En bref : pas une once d’héroïsme
dans ses mafieux de carnaval, tous égaux devant la grande trouille,
comme si, le film de gangster et ses figures solennelles étant
à l’époque mort et enterré, seuls restaient les seconds couteaux,
les minables hommes de main, les ratés bavards imitant les durs
de cinéma : plaisir pervers chez le spectateur d’assister
à l’agonie de ces pauvres types, enfermés dans (on s’en doute)
leur propre tombe en compagnie d’une caméra attentive à leurs
errements - et où la seule place tenable pour lui, celle qu’on
lui assigne pour un bref instant au milieu d’un océan de contemplation,
consiste à se retrouver ficelé sur une chaise et torturé au
rasoir à main au son des seventies par un tueur aussi félin
qu'irascible. Mais ça, je le compris plus tard.
Reservoir Dogs était sorti entre True Romance
de Tony Scott et Natural Born Killers d’Oliver Stone,
deux romances maquillées en road-movies, ou vice versa.
On découvrit dans le premier la beauté de Patricia Arquette
et les films de Sonny Chiba. Quant au second, malgré les
réécritures infligées par son auto-proclamé artiste de cinéaste,
il en restait la sauvagerie : en termes de provocation,
on a rarement fait mieux que cette fable satirique, décrivant
avec une outrance sinistre un monde entièrement soumis à
la haine et à la brutalité, sans doute unique dans le contexte
du cinéma américain. Avec soin, Tarantino construisait dans
les marges du « monde du cinéma » un petit territoire
autonome, peuplé d'Alabama, de Scagnetti, et des membres
de la famille Vega, des détails que l’on pouvait s’amuser
à recenser, mais qui en soit n’avait pas grand sens si ce
n'est en tant que signe d'une volonté de cohérence mythologique
un peu naïve déployée par le monsieur sur ses récits. Et
c'est ce qui apparaissait le plus visiblement dans ses travaux
: le soin pris à tisser entre ces personnages des liens
et des histoires communes ou connues, et où tout bien réfléchi
l'action compte moins que les prétextes à la conversation,
à la délectation d'avoir une bonne histoire à raconter :
ainsi, la mort piteuse de Mr. Blonde dans Reservoir Dogs
deviendra le prétexte tout trouvé à l'ultime joute verbale
entre fiston parrain, Mr. White et Mr. Orange. Un ultime
rebondissement ? Pas vraiment, plutôt la démonstration que
rien - aucun acte - n'a en soi d'importance tant que cela
n'est pas enrobé de paroles, forcément enjolivé et soudain
captivant. C'est aussi la décision ferme et définitive de
la part de chaque protagoniste de clore une conversation
qui à force devient ennuyeuse pour celui qui, admiratif
et attentif, écoute dans le noir ces « grands frères »
aux bons mots toujours à la bouche : le spectateur, ou le
cinéaste.